Christine Delbecq

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Tension, vibration, tectonique

Pierre Bongiovanni , 6 mai 2021

Les œuvres plastiques de Christine Delbecq racontent des histoires de tension, de vibration, de tectonique.
La tension intérieure, immédiatement perceptible au premier contact avec l’artiste, renvoie à ce que l’on doit, j’imagine, ressentir, lorsque l’on tient dans sa main une grenade dégoupillée. La question alors n’est pas de savoir si elle va exploser ou non, mais quand et où.
La vibration est celle que nous devrions toujours accueillir devant une œuvre d’art authentique. En tout cas, c’est celle que l’on ressent, ou plutôt que je reçois devant une peinture préhistorique ou devant un tumulus du néolithique découvert par hasard au fin fond d’une forêt de Haute-Marne. Il arrive parfois que l’on puisse éprouver cette vibration dans une manifestation artistique comme ce fût le cas avec l’installation de Christine Delbecq présentée en 2020 dans notre exposition" Voluptés" à Châteauvillain. En réalité cette vibration n’a pas de mot pour se dire de manière explicite. Lorsque le visiteur la perçoit, puis la reçoit, puis l’accepte, alors il ne peut plus s’y soustraire. Cette vibration alors, littéralement, l’habite, et l’accompagne pour toujours.

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La tectonique ("étude de la structure de l’écorce terrestre et de ses déformations" définition du Robert) enfin. Car le sujet implicite des œuvres de Christine Delbecq est de cartographier en secret les mouvements profonds, intimes et secrets qui affectent, l’âme humaine, aussi bien que le magma terrestre, et celui-ci aussi bien que les soubresauts du Cosmos.
Sous nos pieds maladroits (et pourtant depuis homo sapiens nous n’en avons pas encore terminé avec notre apprentissage de la meilleure façon de marcher), sous nos pieds maladroits donc, le sol est, plus que jamais, instable. cette instabilité est à la fois un cauchemar et un privilège. Cauchemar parce que lorsque tous les repères partent en vrille il faut bien se trouver de nouvelles raisons de se tenir debout et que cet effort est épuisant. Privilège parce que, précisément, c’est cet effort qui peut-être nous sauvera.
Au delà des académies, des modes, des esthétiques et du marché, la démarche de cette artiste et ses propositions plastiques éclairent et honorent le labeur artistique en permettant au visiteur de relier (et ce mot est décisif) sa propre émotion aux mystères inouïs et fondateurs de l’aventure humaine.

Pierre Bongiovanni : i. Responsable artistique de la Maison Laurentine, commissaire d’exposition

Entre terre et ciel, l’horizon

Jacques PY, 9 avril 2021

La peinture ne peut exister sans un support, on peut même affirmer que cette relation est consubstantielle à son émergence. De son côté, la sculpture ne peut que s’éprouver dans une matérialité, qui lui impose les contraintes de la pesanteur. Afin de tenter d’échapper aux conditions habituelles d’existence de ces expressions artistiques, ne faut-il pas emprunter des chemins buissonniers pour extraire l’une de sa relation intime aux subjectiles, et insuffler une dimension aérienne à l’autre ? Ce sont peut-être ces routes parallèles qu’emprunte Christine Delbecq afin de conduire son œuvre vers des territoires singuliers qu’on ne saurait désigner en termes traditionnels. Dans son exposition, ni peinture, ni sculpture ne peuvent se reconnaître dans leur acception académique, seul le dessin se cantonnerait en partie dans des conventions de mise en œuvre, encore que...

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Dans l’espace, où se présentent entre sol et voûte les œuvres de l’artiste - ce qui dans une église pourrait se traduire entre terre et ciel - cohabitent le chaos et l’élévation.

D’une part, une accumulation de cubes évidés suggère la propagation incontrôlée d’une cellule. Les volumes réduits à leurs arêtes délimitent le vide qui les habite mais, contrairement aux maillons d’une chaîne, ils se refusent encore aux appariements pour organiser une construction globale autrement qualifiable que d’une flaque. L’œuvre y incarne plus l’étendue d’un éboulis qu’une quelconque configuration développée au sol.
D’autre part, des feuilles de papier blanc au format régulier ont été agrafées sur des plaques de bois puis arrachées systématiquement, afin que ne subsistent à leur surface que les lambeaux de cette desquamation intentionnelle. Le retrait du papier révèle partiellement la teinte verte recouvrant initialement ces panneaux, suspendus horizontalement au-dessus du sol. Un mécanisme leur impulse une oscillation qui les fait s’entrechoquer. Une couleur brossée sans effet particulier, des tons verdâtres visibles entre les écailles de ces arrachements de papier, un dispositif de vacillation et une relégation des murs pour sa présentation, tout y est contre nature pour exhiber l’œuvre comme un objet indéfinissable. Issu d’une peinture sans qualité et de l’émiettement systématique mais partiel de son recouvrement, donc de son dévoilement : ce que l’on voit ne serait ni de l’ordre du tableau, ni du collage, ni du bas-relief, mais le résultat de leur radicale renonciation.

Figures ambivalentes de l’avalanche et de l’ascensionnel, des morceaux de papier Canson vierge s’accrochent en papillonnant le long de filins régulièrement tendus entre sol et mur. Tels des traits de crayon tirés à la règle, ils transpercent les feuilles déchirées et forment un pan incliné décollé des parois de l’église. L’installation alterne ses pleins et ses vides pour faire obstacle autant qu’elle laisse passer le regard. Vibrant au moindre courant d’air, ce rideau qui relie ces fragments éparpillés s’imagine telle la version d’une chimérique réunification d’un tout.

Un mille-feuilles de dessins sur papier de soie est déposé sur une table en suspension. L’épaisse liasse recèle d’innombrables recherches scripturaires en noir et jaune que le visiteur est invité à soulever, déplacer, regarder... De par leur légèreté, les papiers bruissent de leurs manipulations. Sur chaque feuille, un rythme différent anime les signes graphiques pour traduire les effets du vent sur des champs d’herbes. En prenant conscience de l’impossibilité de les apprécier un par un, on sait que l’ensemble vaut pour l’abyssale évocation itérative d’un thème que l’artiste ne pourra jamais épuiser. Le tas, l’amas ou le dépôt énonce un désir incantatoire d’échapper aux états définitifs des apparences. Telle qu’elle est présentée en amoncellement, l’œuvre s’est éloignée du sol et dans un autre endroit de la nef, comme mis en exergue, l’un de ces dessins s’est détaché du lot. Il a pris la forme d’un coussin diaphane, empli d’air, reposant sur une balançoire transparente. À l’image des sculptures célestes que sont les nuages, cette feuille dessinée renvoie les actes de sa formalisation à une sphère inédite convoquant l’aérien et le volume. L’artiste se serait-elle alors souvenue que les frères Montgolfier étaient les fils d’un fabricant de papier ?

En permanence Christine Delbecq pense les relations d’une œuvre aux autres, d’une forme à ses voisines, provoquant leur fractionnement, imaginant des engendrements qui les entraînent par concaténation vers des proliférations qui envahiront le sol, des panneaux, les murs... Depuis les dernières années de son parcours, chaque installation donne ainsi lieu à de nombreuses prises de vues. Les multiples tirages qui en découlent composent alors de nouvelles séries d’œuvres, aussi bien que des puzzles illimités en quête de leur sujet initial. Quelques photographies inspirent également des motifs isolés démesurément agrandis, dessinés de manière hyperréaliste à la mine graphite. La démarche créative de l’artiste oscille constamment du volume au plan, du concret à l’abstrait, de l’unité à l’ensemble. Les mosaïques infinies de ses assemblages, les accumulations de dessins comme leur dispersion dans les espaces renvoient tous ces fragments potentiellement identifiables à leur engloutissement dans la masse, une tentative de dissolution des images dans l’infigurable. Toute focalisation sur une forme définitivement arrêtée, un point attractif plutôt qu’un autre ou sur une ligne d’horizon stable entre terre et ciel, est déstabilisée. Christine Delbecq déborde nos capacités de lecture statique. Sorties des cadres attendus, ses œuvres sont perpétuellement périphériques, à charge alors aux visiteurs, dans l’espace de l’exposition, d’en être les possibles centres de convergences.

Jacques PY, ancien directeur du centre d’art de Tanlay, critique d’art, commissaire d’exposition

Lignes de main

Marie Boucansaud*, 2017

Du feutre, de la colle, de la peinture, tâchent cette main forte, puissante, sèche et veineuse. Pas de superflu, juste l’essentiel.
Elle est grande, ses ongles sont bombés et ses doigts ne sont jamais au repos. Pas de décontraction, ils sont toujours en tension, chaque phalange forme un angle avec celle qui la jouxte.
Ils tremblent, la main tremble. Pas de peur ni de stress, mais d’une sorte de précipitation, comme si au-delà de la pensée, la main ne pouvait se résoudre à ne rien faire. Ce qu’elle a à dire est trop fort, trop intense, la main subit cette pression intérieure qu’elle tente de suivre, elle tremble, elle se tord. Elle se fait violence.
Même au repos, autour d’une tasse par exemple, la main n’est pas détendue. Elle serre la tasse entre ses paumes. Ses doigts fourmillent, frétillent, tremblotent. Un besoin vital anime l’ensemble.

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Au bout des doigts, une mine noire. Au bout de la mine, une ligne noire.
La main tente de se canaliser, un point se dessine sur la page blanche.
Puis la main succombe à la pression, se met en mouvement. Le geste est frénétique. Une ligne apparait, elle n’est ni droite, ni courbe, mais constituée d’une multitude de petits segments, plus ou moins longs, plus ou moins épais. Jamais la ligne ne part trop loin car la force est sous un certain contrôle, d’où cette tension permanente. Dans cette apnée infinie la main suffoque, des soubresauts rythment la ligne. La main se calme, respire un instant, un léger manque apparaît dans la ligne. Le trait devient d’une finesse absolue. Un blanc presque imperceptible semble couper la ligne. Mais ce n’est qu’un leurre, aussitôt la main reprend de plus belle.
Un objectif, aller au bout, de l’autre côté de la page. Une légère pause…l’encre s’accumule en un point, au beau milieu de cette ligne. Puis l’ensemble repart, jusqu’au point final.
L’équilibre se crée, inlassablement. Le lien est fusionnel entre la main et les lignes. Elles ne font qu’un. Le feutre est le doigt, la mine est l’ongle et la ligne devient la trace visible de l’urgence permanente du corps. À travers la main, l’équilibre ne tient qu’à une ligne…

*Une élève. Me voyant dessiner à l’atelier.

S’élancer balancer advenir être là

Christine Delbecq, décembre 2016*

S’élancer balancer advenir glisser - être là –
Redresser s’arrêter porter serrer dévoiler
Percevoir – saillir – froisser envelopper pousser
Toucher se serrer – découvrir – empiler étaler
S’étaler buter multiplier encastrer
S’entasser agglomérer ébouler s’agripper
Se cogner entasser plier jouer aligner
Ordonner superposer assembler suspendre
Prendre place

Carton.
Structure parallélépipédique, évidée.
papier journal blanc, contrecollé.
Suspendre pour faire sécher. Ça déforme.
Plusieurs centaines de ces structures.
Des tailles différentes.

Bâches en plastique, blanches.
Les coudre.

Des clous, des vis et des filins.
Les mots de mon vocabulaire.
Nous.

*in ChaosCarton, Christine Delbecq, Ludovic Degroote
Multiple. Dépôt légal juin 2017.

La série, Notes pour une avancée prudente vers deux œuvres

Yves-Jacques Bouin*, octobre 2016

Série (déf.) : « suite, succession de choses de même nature : poser une série de questions ».

Pourquoi subitement rapprocher deux œuvres peut devenir une évidence ? Comment peu à peu le chemin s’établit d’une œuvre à l’autre ?
Il en a été ainsi du regard porté sur l’œuvre de Christine Delbecq et de la lecture consacrée à Myriam Eck.

Parler des mêmes choses mais autrement. Peindre différemment les mêmes éléments.

On pose son pied nu dans la boue du chemin, puis on avance. Le pied s’imprime, creuse sa ressemblance, pas à pas. Ce pied, on le reconnaît à sa dimension, à sa forme, au poids qui a tracé l’empreinte, et pourtant d’un pas à l’autre il n’est plus vraiment le même. La pression exercée sur la boue n’est pas la même, l’équilibre du marcheur plus fragile ou plus déterminé, la direction du pied un peu différente, d’un pas à l’autre.
Cependant on ne s’écarte pas du chemin. Le mouvement général va dans le même sens, la direction est prise, reprise, à chaque pas pour parvenir au but fixé et qui, peut-être, n’est autre que le doute.

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En écriture comme en peinture, des séries ont été accomplies, séries de mots, séries de traces, dans leur mouvement plus intéressantes à suivre pour leur cheminement que pour leurs fins.

Ainsi vont le travail sur les formes de Christine Delbecq, plasticienne, et celui de Myriam Eck, poète.
Le cheminement de chacune n’a pas le même rythme, n’utilise pas le même matériau mais il est possible de les associer dans une même avancée.

Avec Myriam Eck, le même mot, de texte en texte, peut être posé, repris, prononcé, caché, rappelé, ainsi des « corps », main », « peau », ou encore « vide », « forme », « espace »… leur manducation, leur réitération obsessionnelle créant une pauvreté qui elle-même élève le poème à la richesse du questionnement.

Avec Christine Delbecq dans la série des Petits rouges, la trace suit la même énergie, formes déformées, retournées, lignes tremblées, surlignées, détourées, croisées, posées, élancées, éloignées, rapprochées, créant le vide, puisant au vide, engrossant le vide, épuisant le vide…lignes toujours reconnaissables d’une géométrie cabossée.

Le mot « main », le mot « vide », sans cesse questionnés ; la ligne ou la forme (triangle, trapèze, cercle) sans cesse dessinées, brisées, reprisées, créent une sorte de déplacement du même, une variation sur le thème.

D’une phrase l’autre, d’une forme à l’autre, un écho se fait entendre, comme une reconnaissance de la profération initiale ou, du mouvement premier.

Le mot et le mouvement posés sur une surface vierge, font apparaître le vide, en tracent les contours, et du même coup les font disparaître par leur présence.

Est-ce que tracer des mots, faire naître des formes serait une manière de donner une identité, de baptiser le vide ?

Répétition, écho, réitération, déplacement, font la série. La série fait apparaître les différences de la ressemblance, et l’évidence de la différence.

Digression : le travail de Christine Delbecq ne peut être dissocier des ateliers qu’elle tient régulièrement depuis des années : la pédagogie a pour outil principal la répétition, la reformulation. Écrire le même, dire le même, faire le même, montrer le même…mais autrement. Permettre ainsi au sens de pénétrer.

*http://www.m-e-l.fr/yves-jacques-bouin,ec,470
— Pour Dans le vide, recueil auto-édité liant le travail des ateliers animés par Christine Delbecq et le sien propre autour du recueil de Myriam Eck Mains, suivi de Sonder le vide, éditions p-i-sages intérieurs. Ces travaux ont été présentés, pour Christine Delbecq à la Maison des Sciences de l’Homme et pour les élèves à l’Atheneum, à Dijon, en novembre 2016.

Tendre une peau dans l’univers à ceux qui, ensemble, tombent

Myriam Eck*, août 2016
Pour l’exposition Chambre d’échos, Maison des Sciences de l’Homme, université Dijon 2016

Christine Delbecq « fait des choses ».

Sept ans dans la colonne vertébrale, puis douze ans dans les pieds, Christine Delbecq s’est construit un corps, pas à pas, de la colonne aux pieds, « pour toucher le sol », pour arrimer sa verticale, puis retourner le mouvement, remonter s’horizontaliser, tel un tronc enraciné d’où peuvent enfin jaillir des branches, « tenir debout » pour tendre vers l’autre, de seule à nous, de un à tous, de presque riens au presque tout, grandir ou se démultiplier, dans un vide plein, dans un plein d’autres, à la rencontre des peaux, de ce mou, dans la limite, entre soi et l’autre, à la jointure poreuse, pour rendre possible cet autre et soi, cette coexistence, sans débordement, pour faire jouer cette limite, la déplacer, et faire jaillir l’énergie, celle qui crée, construit, ou détruit, selon le corps, selon le mou de son solide, dans sa danse propre.

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C’est cette expérience de la rencontre que Christine Delbecq donne à vivre, elle produit la rencontre au travers de « choses », « quelque chose qui est posé dans le monde et proposé au regard, pas forcément reconnaissable ou identifiable très précisément ou seulement par le fait que quelque chose est posé quelque part », de choses qui touchent, questionnent, car c’est dans la tête de celui qui regarde que ces formes deviennent actives, « mettre la tête en marche », faire de la tête une marche, il s’agit d’un dispositif de déplacement, d’ouverture, de passages, de mise en mouvement de l’autre à la rencontre de ce qu’il porte en lui.

Ce que Christine Delbecq a produit dans sa rencontre avec mes poèmes* tient dans l’acte de « lancer des cartons sur une bâche pour regarder ce que ça évoque », un acte à la fois répétitif et non-reproductible, réversible et aux effets cumulatifs, arbitraire et signifiant, si bien qu’habiter ces variations successives et potentiellement infinies permet de se déplacer en toute sécurité dans une intériorité où des cubes évidés et cabossés sont lancés ensemble sur une immense bâche lumineuse et douce, d’où la formule qui m’est venue « tendre une peau dans l’univers à ceux qui, ensemble, tombent ».

Cette expérience du déplacement, par les objets mais aussi autour des objets, elle en garde la trace en prenant une multitude de photographies, comme autant d’instantanés de cette œuvre vivante où chaque rencontre est provisoire, puisque tout nouveau tableau doit défaire le précédent pour exister sur cette scène symbolique, dans ce processus où la perte précède nécessairement la création., traces elles-mêmes rassemblées en un nouvel objet sous la forme de grands panneaux muraux qui représentent pour elle « le relevé précis et jamais vraiment clos des ondes concentriques » qu’elle « traque autour de chaque travail » peut-être dans un mouvement de construction d’une mémoire à soi.

Entre guillemets des propos recueillis auprès de Christine Delbecq

*https://myriam-eck.com
— Mains suivi de Sonder le vide, éditions p-i-sages intérieurs, 2016

Christine Delbecq trace son chemin

Anne Girard*

Et son chemin ne tient souvent qu’à un fil, au sens propre comme au figuré. Il y a des pas de côté, des pas en arrière, voire de grands bonds, des hésitations, des raccourcis, des divagations. Si l’on suivait le tracé de ce chemin sur une carte, on serait peut-être un peu perdus. Il arrive d’ailleurs qu’elle-même le soit.

Pourtant, si l’on considère toutes les étapes, chacune a sa justification. Cela pourrait s’apparenter à du cabotage le long d’une côte accidentée : la ligne est sinueuse mais elle la suit au plus près. Et tire parti autant des écueils que des amers.

Pour ainsi progresser le long d’un chemin, il faut être debout, dressé, sur pied, vigilant. Elle, justement, dirait que c’est ça le plus difficile, tenir debout dans un monde agité de turbulences. Cette station verticale, cet équilibre fragile, lui est un émerveillement permanent. C’est cette coexistence impossible entre gravité et suspension qu’elle explore sans cesse, qui est le socle de son travail. Comment être en appui dans le vide.

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Donc il y faut des pierres, des cailloux, des étais, des pieds, des monolithes, ou même des murs, des cairns, des constructions monumentales. La plupart du temps elle ne s’embarrasse pas de couleurs, à moins qu’elles ne soient déjà là, utilise des matériaux simples, bruts. Craies, feutres, bâtons d’huile, peinture, lanières, fils, métal, bois, tissu, carton, papier. Carton et papier surtout, dans tous leurs états : pressés, collés, froissés, boursouflés, déchirés, évidés, malmenés. Jusqu’à ce qu’ils expriment une petite partie de la vison intérieure de Christine Delbecq. Et pour que l’on comprenne bien cette cosmogonie, elle recommence, encore et encore. Elle accumule, elle entasse, elle trie, elle empile, elle simplifie, elle rajoute.

Le résultat, ce qu’elle nous donne à voir, peut être aussi bien un gigantesque amas qu’une petite trace ou une forme précaire toute simple. Dans les deux cas, cela tient debout. Car un amoncellement finit par devenir un agrégat, donc former un tout. Et la petite forme simple semble fragile mais elle tient bon, elle est robuste.

Toutes ces marques, ces stigmates, déposés le long du chemin de Christine Delbecq, composent son propre alphabet. Un syllabaire plutôt, grâce auquel nous sommes en mesure de déchiffrer le fil de son travail.

* Libraire, suit mon travail depuis des années.
In Christine Delbecq, le Book31
« 30 photos et 1 portrait, 30 entrées dans le parcours de Christine Delbecq, 30 cartes postales détachables pour inventer un nouveau parcours ». Multiple. Dépôt légal juin 2016.

Montréal 2013, Christine Delbecq en résidence

Jacques Py*, 22 décembre 2014

En 2009, le voyage de Christine Delbecq au Groenland était l’aboutissement d’un rêve. L’un de ses prolongements s’est révélé en 2013 lors de la résidence de création à l’Académie Dunton, à Montréal. Elle gardait en mémoire l’image des plaques de glace flottant à la surface de la mer, qu’elle traduisit alors en fragments de papier dérivant sur des pièces de tissu, enchaînés les uns aux autres par les points d’un fil de coton, fil d’une écriture en instance de lecteurs, fil d’une conversation à venir. Dès le début du séjour, il lui fallait briser la glace, celle qui séparait son atelier provisoire de la vie de l’école, celle des timidités, des indifférences et des incompréhensions à l’art contemporain. Elle inventa donc une langue inconnue, sans mots, pour entrer en contact avec les élèves, susciter leur curiosité et établir le lien. Elle fit naître des paroles, donna la sienne, puis sollicita des connivences pour, enfin, conquérir son auditoire ; Christine possède bien le don de l’échange, une manière d’apprivoiser l’autre pour le faire entrer naturellement dans son univers, sans contrainte.

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Au Québec en marchant, l’artiste s’obstina à voir les amoncellements de feuilles sur les trottoirs ou les vêtements suspendus aux cordes à linge, celles qui relient les maisons de ville entre-elles comme un dialogue intime et muet avec les habitants. Réconcilier les éléments épars, suturer les fractures, imaginer des chaînes qui rapprochent les gens… : Christine adressa ses lettres, comme des bouteilles à la mer, à des destinataires qui eurent le choix d’y répondre ou d’ignorer l’enveloppe déposée à leur intention. Il en allait des mots comme des êtres, à savoir : oser l’effort de décrypter pour comprendre l’inconnu, faire un pas vers l’autre et forger une histoire commune avec cette étrange artiste, qui d’étrangère devint progressivement proche et familière dans l’établissement. Un sac plein des courriers reçus lui rappelle l’attente qu’elle a suscitée, et cette volonté d’un échange dont elle était porteuse…

* https://jacquespy.com

L’œuvre, l’espace, le spectateur

Claude Martel, professeure d’arts plastiques, 3 décembre 2004*.

Par leur refus affirmé d’être des images, les œuvres de Christine Delbecq ne relèvent pas d’une esthétique : elles participent plutôt d’une essence. Elles ne sont pas à la poursuite de la beauté, mais visent à la création d’une entité.
Dépouillée de tous les artifices de la présentation – plus de cadre, plus de fond, plus d’espace idéalisé – chaque entité ne rend compte, au mur, que de sa propre réalité.
L’accrochage est une composante majeure du processus de création. L’œuvre, pour être terminée, doit être exposée. Le mur, l’espace environnant, deviennent surface picturale sur laquelle est collée la composition plastique. Ils font partie de l’œuvre. Le spectateur est amené à l’intérieur de cet espace et à son tour devient partie intégrante de l’œuvre, ce qui annule la distinction entre espace réel et espace pictural.
Les travaux de Christine Delbecq proposent une expérience, ils sont une expérience. Ils ne demandent pas à être lus, ce qui est le propre de l’image. Ils sont à être perçus, à être expérimentés. Leur présence affirme aussi la présence du regardeur qui se voit confirmé dans son existence propre.

* Texte écrit pour Entre un, entre plusieurs
Exposition à la Galerie la source, Fontaine-les-dijon, décembre 2004.

Voyages…

Christine Delbecq

En 1997, j’ai été invitée à participer au premier symposium international de Plaue, en Thuringe. Cinq artistes de cinq pays travaillaient ensemble en plein cœur du village. Les amitiés nouées ne se sont pas distendues, ni en Allemagne, ni en Égypte, ni en Roumanie, et c’est grâce à Mihai Borodi, sculpteur roumain, que j’ai été invitée aux rencontres internationales de Baïa Mare dans les Maramures.

Nous étions neuf artistes de neuf pays, et l’atelier était situé à l’intérieur du musée archéologique de la ville. Ce fut le coup de foudre, en particulier pour les énormes céramiques incendiées, déformées, éventrées, et reconstituées « presque » telles qu’elles. Je les ai dessinées, rejoignant les fractures, fentes et fissures que je peignais depuis longtemps. Deux autres choses me fascinaient : les meules de foin des montagnes, ancrées autour de leurs mâts obliques, où je retrouvais à la fois les colonnes verticales que j’avais modelées et les fils obliques qui traversent mes peintures des dernières années ; également les assemblages de bois colossaux aux angles des maisons traditionnelles, où je retrouve les imbrications et les empilements que j’élève lentement dans mes Murs de pierres qui bougent, titre des peintures annonçant le futur projet allemand. Tous les dessins de cet été-là, retravaillés à l’huile dans l’atelier, je les ai assemblés, recomposés plusieurs fois au fil des mois, et pour finir j’ai intercalé dans cette Ceinture de Roumanie les croquis des pieds de mes compagnons artistes.

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De retour à Dijon j’ai passé l’automne à visiter de loin en loin le musée archéologique, propre, net, différent. Là, après la colossalité de ce que j’avais aimé en Roumanie, m’ont émue les minuscules fragments d’ex-voto, les petits bouts de silex, d’aiguilles, de plaques de métal travaillé ; j’ai trouvé entre France et Roumanie des assemblages communs (colliers, ceintures…), les éventrures des céramiques, j’ai dessiné les méandres du fil dans la pierre. Peu à peu s’est imposée l’idée de travailler à la fois sur les objets du musée et les assemblages de morceaux. Et celle de relier trois lieux importants pour moi. À Arnstadt en Allemagne il n’y a pas de musée archéologique mais Peter Hunger, qui dirige les fouilles des ruines du château de Neideck, m’en a ouvert les portes et m’a offert un stock énorme de pierres ouvragées pour construire l’année prochaine*, avec l’aide de Mihai Borodi rencontré ici quatre ans plus tôt, un Mur de pierres qui bougent. Je parcours ainsi chaque lieu en repérant ce qui est mien dans les collections, ce qui rejoint mon univers profond, tout en restant absolument fidèle aux fragments que je « vole » ; les morceaux empruntés sont reconnaissables, mais la recomposition que j’en fais est mienne, en particulier cette notion d’alternance entre des densités différentes : fragments historiés ou blocs reliés ou séparés, distendus par les espaces ou blancs qui les fragmentent. Plus je vais, plus ce travail de fragmentation/recomposition d’éléments forts me parait laisser de la place aux histoires des visiteurs. Le parcours que nous présentons dans les trois étages du musée s’est construit peu à peu, comme un dialogue entre le travail « pour » le musée et le travail « avant » le musée, et en écho au dialogue réel qui s’est noué avec Monique Jannet, archéologue et conservatrice, autour du « décapage des couches ». Il s’agit d’un moment précieux qui me permet, entourée des collections du musée, de reconstituer une unité.

*projet non réalisé.
in Voyages en art’chéologie, Christine Delbecq
catalogue co-édité par la ville de Dijon et le musée archéologique en 2001
pour l’exposition éponyme d’art contemporain au musée.

…en art’chéologie

Monique Jannet, conservatrice

Curieusement, pendant ces quinze années de présentation d’exposition d’art contemporain au musée archéologique de Dijon, les artistes se nourrissant d’archéologie ont été rares. Pourtant, nous le savons, ils existent ! Et, serait-ce un signe des temps entre ces deux millénaires nous en avons rencontré un…une, puisqu’il s’agit de Christine Delbecq.
Mon interprétation de ce premier voyage en archéologie doit être confrontée à l’humilité du secret de la création. Mon rôle de médiateur ne signifie pas que je détiens « la solution » comme l’a si bien compris Yves Cusset*.
Si Christine Delbecq vit à Dijon, cette exposition débute par un souvenir de voyage. Comme l’enfant rapporte de ses premières vacances au bord de la mer un coquillage, elle découvre une poterie fragmentée au musée archéologique roumain de Baïa Mare et rentre en France avec une œuvre en cours. Le Temps, ce grand sculpteur, a modifié cet objet usuel. Comme l’écrit Marguerite Yourcenar « Les grands amateurs d’antique restauraient par pitié. Par piété, nous défaisons leurs ouvrages. Peut-être aussi avons-nous pris davantage l’habitude de la ruine et des blessures ».

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De retour en Bourgogne, des rêves de pierre et de terre au fond des yeux, elle apprivoise les « collections » du musée archéologique. Nous savons que l’objet en vitrine est en quelque sorte prisonnier. Portes, lumières et même réserves vont s’ouvrir pour elle. Et le voyage -dans le sens de viaticum- se concrétise d’abord par la découverte des ex-voto gaulois et roumains, provenant des Sources de la Seine. Pour l’artiste comme pour l’archéologue c’est un choc : Christine comprend que ces ex-voto s’entrechoquent avec son propre travail et pour ma part je crois saisir une solution vivante à un questionnement resté sans réponse…
Cet antique pèlerinage à la déesse du fleuve, ce cheminement à pied ou en charrette pour les blessés de la vie ont laissé à nos générations le témoignage de l’espoir de guérison à travers un grand nombre d’ex-voto.
L’église pense-t-elle encore aujourd’hui interdire de « faire des offrandes votives aux fontaines, de sculpter dans le bois des pieds ou des figures humaines » comme en cette fin du VIème siècle, lors du concile d’Auxerre ? La voix de Christine Delbecq semble fort proche du cheminement en souffrance de ce pèlerin gaulois dans l’antiquité païenne, qui a projeté dans le bois, la pierre ou la plaque de métal la représentation de son pied, de sa jambe ou de toute autre partie de son corps. Ces « déplacements thérapeutiques » avant le triomphe du christianisme, regroupant des populations socialement différentes, échappent à la science. Et comme nous le précise Jean-Marie Pesez « l’archéologue répugne à parler de mystère, mais son sort est d’être sans cesse confronté à des questions si impénétrables qu’elles ne sont pas loin de mériter le qualificatif de mystérieux ». En effet l’archéologue, l’historien et même le thérapeute ne peuvent guère décrire précisément la phase de fabrication de l’ex-voto et de guérison ; soit avant le départ du malade, soit à son arrivée au sanctuaire avant l’acte de l’offrande votive.
L’historien d’art aime à penser que la diversité stylistique de ces œuvres correspond à des sculpteurs différents ; mais la facture tantôt très élaborée tantôt fruste interdit toute datation précise. On se perd également en conjectures sur le statut social des pèlerins, sur les pratiques médicales utilisées, sur les traitements (tenus peut-être secrets) comme sur l’utilisation pour la guérison de rituels utilisant par exemple l’eau de source…
Qui fabriquait l’ex-voto ? le malade, un de ses proches ou bien pouvait-il choisir selon son mal et son porte-monnaie à l’entrée du sanctuaire ? Comment décrypter scientifiquement l’acte de « fabrication-création- de ces ex-voto ressurgis lors de fouilles modernes et maintenus en vie à l’aide de restaurations aussi coûteuses que sophistiquées.
Et seule -peut-être- l’artiste sait re-prendre le même chemin et dans le secret de son intimité re-trouver l’acte primitif de dédoubler une partie de son corps à l’intérieur d’un fragment d’arbre, de pierre ou de papier…
Sa perception intuitive de l’objet ou de la structure archéologique est époustouflante de vérité. Ainsi les ex-voto, présentés lors de l’exposition avec les œuvres de Christine Delbecq, ont été vus par l’artiste bien après l’élaboration de son travail car ces objets ne sont pas exposés en permanence. Le choix a donc été effectué très récemment par l’artiste elle-même. L’acte de création de Christine Delbecq -à travers une véritable psychanalyse de l’archéologie- met à nu ce que la recherche scientifique nomme aujourd’hui « artefact ». Ethnoarchéologie, anthropoarchéologie, ARTchéologie…
Si l’archéologue n’apprécie guère le mystère dans ses recherches, avec l’œuvre de Christine Delbecq l’acte esthétique mystérieux car non expliqué aurait pu être appréhendé, sinon expliqué. Mais son œuvre en intégralité est reprise, coupée, partagée, redécoupée, décalée… L’origine de l’objet archéologique disparaît derrière une logique n’appartenant qu’à elle. Pourtant cette dissolution de l’objet, cette destruction n’est-elle pas encore une recherche ? Il se trouve qu’en archéologie toute recherche aboutit également à un choix : au moment de la fouille, de l’étude stratigraphique, du tri du matériel… Et ce choix reste lui-même aussi subjectif avec le recul… la logique illogique de l’artiste me semble encore bien proche de la démarche de fouilles.
Où se dirige Christine delbecq ? De la rencontre de l’ex-voto gaulois à la construction d’un mur à l’aide de matériaux archéologiques, son défi est plus important qu’il n’y parait au premier abord. Son questionnement de femme engagée dans son époque se nourrit des découvertes archéologiques. Le contraire est-il possible ?

* Yves Cusset, Le Musée, entre ironie et communication. À propos des stratégies d’exposition de l’art contemporain.
in Voyages en art’chéologie, Christine Delbecq
co-édité par la ville de Dijon et le musée archéologique en 2001
pour l’exposition éponyme d’art contemporain au musée.

Nous étions préparés à tout admettre, sauf d’avoir débuté par les pieds*

Catherine Follet*, philosophe, 2001

Il y a une vingtaine d’années que je m’intéresse au travail de Christine Delbecq. Celui-ci m’a toujours intriguée. Mon admiration jusqu’ici, était réelle, mais ambivalente, habitée de doutes, voire d’un certain malaise. Ma compréhension de ses œuvres était incomplète et brouillée. J’en prendrai par exemple le thème, si énigmatique pour moi, du pied. J’attribuais presque à Christine une volonté d’antiesthétisme, ou même un certain fétichisme. Il aura fallu cette exposition pour que mon point de vue change complètement. Non seulement le « mystère du pied » s’est éclairci, mais toute l’œuvre de Christine s’est mise à prendre sens. Certes la beauté du lieu, les éclairages, l’étonnante harmonie entre les peintures de Christine et les objets (les ex-voto entre autres) du musée m’ont considérablement aidée dans cette prise de conscience. Je crois avoir compris l’une des significations de la recherche de Christine : elle me semble être en quête des origines de l’homme, et comment cela d’ailleurs ne toucherait pas l’archéologue ?

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Le pied, c’est non seulement la condition de notre équilibre et de notre assise vitale, mais c’est aussi le commencement de l’humanité. André Lerhoi-Gourand, s’interrogeant sur les critères d’humanité, ruine le préjugé selon lequel le développement cérébral serait le premier critère. Il démontre que « le premier et le plus important de tous, c’est la station verticale », et ajoute : « Nous étions préparé à tout admettre, sauf d’avoir débuté par les pieds ». La main, bien sûr, qui d’ailleurs est loin d’être absente dans les peintures de Christine, est importante, mais sa fonction « fabricatrice » et utilisatrice d’outils dépend de la station debout. Bref, Christine m’a fait comprendre le caractère humain du pied. En outre, oserais-je dire qu’auparavant, j’avais presque honte de cette partie de mon corps que je trouvais laide et incongrue. Christine m’a réconciliée avec mes pieds ! et plus profondément avec moi-même, en permettant sans doute la levée d’un refoulement.
Je pourrais presque dire la même chose des blocs dont la signification ne m’avait pas sauté aux yeux. Quel intérêt, à première vue, de peindre des blocs et des murs ? Quoi de plus inerte et monolithique que des pierres ? Des critiques du même ordre me venaient à l’idée : pourquoi ce parti-pris du neutre, du prosaïque ? Là encore, contempler ces objets dans le cadre du musée a transformé ma perception. J’ai été immédiatement saisie par la puissance de ces blocs, par la dynamique qui les entraînait, par la transparence de l’air circulant entre eux ou entre les pierres des Murs qui bougent. J’avoue que l’émotion a été plus forte que l’intellection. La réflexion sur l’équilibre, la mobilité, l’espace et le mouvement, n’est venue qu’après.
L’art de Christine justement a le double pouvoir d’émouvoir, d’ébranler nos affects, parfois jusqu’au malaise, et de faire penser. C’est un art dialecticien qui joint et harmonise les contraires : le minuscule et l’immense, la destruction et la construction, le plein et le vide, l’équilibre et le déséquilibre, le désespoir et l’allégresse, la violence et la légèreté, le clair et le sombre, le masculin et le féminin.
Surtout, l’on sent une construction en devenir, non seulement une façon d’agencer les formes et les couleurs dans une diversité étonnante, mais une recherche « philosophique », je veux dire une conviction d’unité au-delà de la fragmentation de la vie, et un étonnement devant le mystère humain et celui du monde. On sent aussi une artiste qui se met en danger, n’hésitant pas à affronter les paradoxes, quitte à être mal comprise. Car il est vrai qu’elle dérange.
Cependant je crois aussi qu’elle rassure, dans la mesure où elle garde les pieds sur terre même lorsqu’elle suggère le vertige du vide ou la proximité de la faille. Comme Francis Ponge, elle prend le « parti-pris des choses » et peint modestement des outils, des meules de foin, des ceintures et des fragments du corps.
Et c’est sa manière de déchirer pour recomposer, de créer à partir de ce geste négatif, qui fait la particularité de son travail. Je ne pense pas qu’il s’agisse là d’un simple procédé technique ou d’une méthode astucieuse qui se serait révélée féconde, par hasard. J’y vois plutôt un travail sur soi, contre soi, j’oserais presque dire l’équivalent d’une auto-analyse, celle-ci comportant toujours une part de destruction et de déchirure, même s’il s’agit en fin de compte de reconstruire et de recoller les morceaux. Bien sûr, nous devons respecter le « secret de la création » dont parle Monique Jannet par ailleurs, et comment pourrions-nous faire autrement, puisqu’il nous échappe par essence ? Mais je ne peux m’empêcher de proposer une idée susceptible d’éclairer la démarche de Christine. L’artiste aurait accepté de se confronter à des aspects figés, désuets ou douloureux de sa vie passée, voire à des « objets partiels », pour les reprendre et les intégrer dans sa vie nouvelle. Tout se passe comme si elle avait découvert au fond d’elle-même une liberté lui permettant de jouer avec ces éléments et d’inciter le spectateur à partager cette joie. Ainsi elle utilise des fragments d’anciens tableaux, ré-élabore d’anciens sujets, ré-interprète des « images obsédantes » comme un musicien le ferait de ses thèmes. Elle procède à des alliances audacieuses, intégrant les pieds dans les blocs, transformant les lignes de fracture en tiges de fer, faisant bouger les pierres et flotter les objets ? On retrouve ici le mouvement dialectique, le « travail du négatif », la reprise et le dépassement hégéliens, bref l’élan même de la vie.
La dualité artistique de Christine, peintre et sculptrice, habite son œuvre et contribue à lui donner sa force et sa complexité d’une part, et de l’autre une sorte d’ouverture et d’incertitude poétique. Freud parlait de « l’inquiétante étrangeté de l’art ». Cette formule me parait s’appliquer pleinement au projet du Mur de pierres qui bougent, dans lequel le pied d’un sphinx trouve encore le moyen de nous questionner.

in Voyages en art’chéologie, Christine Delbecq
co-édité par la ville de Dijon et le musée archéologique en 2001
pour l’exposition éponyme d’art contemporain au musée.