Christine Delbecq

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D’une herbe parmi les herbes

Pascal Commère 2022

D’herbe, disait-elle.

Avec un s ou pas, je ne sais. L’herbe
n’est-elle pas plurielle à elle seule.

Elle qui ne parle pas --- elle non plus.

Fidèle aux bords de rues, aux chemins
et qui sans majuscule, sans papiers
n’a de domicile fixe hormis là où elle pousse.

Elle en qui s’écrit le destin des
plus humbles créatures.

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Herbe
Comme si de rien n’était --- un griffonnage,
des ombres, la mesure à notre échelle
d’une éternité perceptible.

Ce qu’alors on saisit de l’instant --- joie
de l’herbe, joie du monde. Une griffure
infime à l’endroit où surgissent
mille et une patte --- mille
et une dans l’été.

Ou est-ce geste de vent, souffle ras. L’inscription
dans le temps d’une herbe parmi les herbes.

Mosaïques

Michaël Glück, printemps 2021

Mosaïques du temps

on a penché le temps

voyant

que le mot herbe n’est pas vert
délavé dans trop de salive

je fais acte de peinture

pour me rattraper au réel
l’herbe peut virer au bleu

l’intelligible intangible
m’intéresse peu à côté

parler n’a rien à voir

Aurélie Foglia
in Comment dépeindre (éditions Corti, p.44)

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s’est dressé l’animal s’est dressée l’espèce sur ses deux pieds s’est dressée et dans la verticale le bleu du ciel a traversé le corps l’animal bipède a posé un pied devant l’autre l’animal a pris voix dans la verticale la phrase est venue un mot après l’autre un pas plus un pas plus un pas plus un pas articulations l’animal s’est levé les mains se sont levées après qu’il eut vu les empreintes dans la boue du ciel à ses pieds il y eut pieds positifs et mains négatives pieds posés dans la phrase et mains dans les crachats d’herbe et de verbe sur ses deux pieds a dansé la phrase sans savoir qu’il y avait phrase et danse a bougé déplacé matières de corps d’émotions de sens
animal debout animal sur pieds un pas plus un pas plus un pas font pensée vagabonde pensée nomade et gyrovague un pas un saut sur la marelle pieds bleus de la tribu des indiens des rêves grandes plaines pleines pages debout l’animal a trouvé place pour les mots pour le chant l’animal s’est avancé vers l’animal qui fut ou sera l’oiseau ange vorace

 

l’homme est intelligent parce qu’il a une main aurait dit Anaxagore (sans doute vieille prééminence de la main droite – l’autre est parfois nommée la main morte) pourtant deux mains avons et si les avons dixit André Leroi-Gourhan cela vient de ce que l’homme commence par les pieds nous avons mains parce que nous nous tenons debout lors nous disons bien des sornettes quand disons : il est bête comme ses pieds notre intelligence commence avec nos pieds (et que penser des singes quadrupèdes devenus quadrumanes : ils sont nos maîtres)
pieds bleus sommes des pieds bleus marchons dans le ciel marchons dans la mer gardons mémoire d’une marche dans l’azur avons nostalgies de poisson nostalgies d’oiseau animal marche danse et pense (j’ai fait de mon pied une empreinte chantent les Indiens des plaines du nord sèment dans l’empreinte graines d’abondance contre la faim récoltent sèment et partent chevauchent le vent tendent une corde sur l’arc ou la lyre) pensent pieds bleus les yeux dans le ciel

 

aller s’arracher du sol se déraciner avancer marcher courir si nécessaire qui fuir ne pas faire souche ni s’embourber ni s’enliser prendre chemin de traverse sauter les buissons exode exil migrer nomade humanité nomade bon pied bon œil Hermès aux pieds ailés se déplacer couper les ponts derrière soi franchir la frontière traverser la forêt longer la ligne de démarcation chercher la faille la fente le passage entre (vous qui entrez ici lasciate)
un pied un autre piétinement saut dans la marelle avec mines cachées sous l’enfer du ciel migrations extraditions voyages la traversée de l’Atlantique à la rame
déguerpir décamper dérouter dévaler débarquer un pied un autre les deux appuyés sur le fond souquer han han traverser la rivière à la nage à la rage sortir de la cage abandonner les pages du vieux pays tortionnaire vers les terres de désaccueil brûler les traces se relever pieds gonflés
sur le papier l’empreinte de

chaque singulier
pluriel
l’unique brin d’herbe
est déjà la prairie
(eût dit Shitao
le moine Citrouille amère)

le brin d’herbe
sous le vent
sous le vent soulèvement

tremblement de l’air
tremblement de terre
t’airbe
(goût d’airelle sous la langue

elle a
les mains géographes
elle dessine écrit
trace
témoigne de
la formation des montagnes

invention du paysage)

parfois ce serait
schistes avec fil de soie
entre les rives d’une faille
d’une feuille

chaque singulier
pluriel et multiplie
les plis
les géosynclinaux

brin de v’herbe

ça tombe ça déchire
ça pense
ça s’défait

se fait se défait
poème apoème
plantation
un clou dans
un jardin miniature

est-ce l’herbe qui tremble
ou la main ou le souffle

une question

(regarder pourrait être
savoir ignorer)

*

de Chaos est née Gé
il neigeait sous les agrafes

tout avait chuté
je n’avais plus
besoin de peindre

voir ne pas voir
voir de ne pas voir
ne pas ça voir
savoir ignorer

savoir arrachement rageur
se frotte au presque rien
au dérisoire au peu
à la peur une
écriture de l’espèce

n’est pas n’est pas encore
ne naît pas encore
ne naît que
de la geste qui l’engendre

n’est pas avant ne devance pas
la répétition n’est pas
reproduction
la geste de la main rèpète
le geste de la main

chaos
tesselles du temps

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chaos
da capo

qu’il reste du mystère
qu’on ne sache pas
trop de chose

langue lagune où flottent
dérivent des miroirs

je quitte l’image
pour faire les chocs

l’horizon l’eau rhizome

reconstituer ce qui jamais ne fut
on ne sait quoi quelle totalité…

il n’y avait que brisées et brisures

déchirantes déchirures

on ne sait jamais si
destruction précéda
l’état des choses

et chose elle a vécu ce que vivent les choses

ni quelles choses furent
si choses furent ou objets
à bâtir ou ruiner

on ne sait on ignore
le vent passe
et les Huns couchent l’herbe

enfance : les grandes invasions
rasaient les grandes prairies
Attila traversait le bureau de l’écolier
versait un sang violet dans l’encrier
dans les trousses manquait
l’agrafeuse du temps

du passé faisons table rase

ange tombé

comme s’il fallait non pour comprendre mais pour mieux étreindre passer par cette épreuve de l’horizontale qui longtemps fut tienne et retrouver ces temps d’enfance au milieu des foins à ras de terre quand les cils se confondaient avec les brins d’herbe, et quand, cloué, agrafé à la page des prés, je me souviens, le regard balbutiait vers la ligne indécise où commence et finit le ciel
marge entre terre et ciel herbe et azur et le vent et le vent vous en souvient-il au ras du sol avec stridulations des insectes explorations des mantes et des bousiers comme si sauterelles aussi agrafaient le vert à la terre trop sèche
l’air sortant des narines des endormies l’air met en mouvement végétal et animal l’air soulève vente ou tempête

comme un piano muet sculpté dans une table de bois, comme une table écrivain sans les outils de l’écriture, jetés les crayons, jetés l’encrier et les porte-plumes, brisé l’ordinateur comme le fut la vieille machine à écrire, comme
comment faire comme quand ne restent sur le plan horizontal qu’une agrafeuse et ses boîtes d’agrafes, quelques punaises et des rouleaux de scotch comment peindre quand l’envie s’en retire quand autre nécessité s’impose comme s’il fallait se dépouiller de tout pour absorber, enregistrer, se faisant sismographe, la rumeur et les ébranlements du monde
comme si vivre était là, au bout des doigts et qu’il était possible, comme Thérémine de s’élancer dans le vide et d’en faire naître la musique

le vent souffle et soulève les poèmes gisants crayonnés à la hâte et les feuilles mortes clouées agrafées collées sur le bois des forêts nocturnes tables noires d’encre répandues les feuilles mortes une fois tombées les feuilles mortes se ramassent à la pelle scripta manent foutaise les pages roses des vieux dictionnaires entre noms communs et noms propres les feuilles roses mentent comme je respire respire de mal en pire expire le vent souffle le vent arrache les poèmes le vent les emporte brouillons d’inachèvement
souffle
puis soufffle encore fait de la table résonnance d’un texte aérien qui traverse les têtes et n’y laisse que bien peu de traces cheminement d’escargot mélomane qui saurait un peu de latin verba volant scripta manent
jetés les mots jacta est au hasard franchissent les lèvres alea les mots dans la peinture

langue lagune
lacune des miroirs

le crayon augmente
ne reproduit pas
augmente

accroît même quand
soustrait accroît
augmente

ni Lascaux 4
ni Chauvet 3

penche le temps qui
jamais ne remonte

l’art n’est pas un remontoir

(le sang samba
bat au poignet
des vivants)

mais une pente
une inclinaison
une inclination

une chute

un travail avec les chutes

reprendre
de vieilles choses
de vieux papiers
maculés d’encre
de mots de phrases
jetées bouteilles vides

agencer
les partitions

dire je ne sais pourquoi
j’ai vécu
le temps des tableaux noirs
des craies blanches surtout

j’ai vécu la pointe des compas
enfoncée dans le bois
les rosaces
vitraux opaques dans les yeux
des écoliers
des lycéens

j’ai vécu
le passage au tableau vert

la prairie et les mots coccinelles
dansaient dans l’herbe

aujourd’hui les souris courent
sur le tapis de l’ordinateur

relire
les mêmes mots

les relier
autrement

savoir qu’ils fanent
d’un jour sur l’autre

qu’un cachet d’aspirine
parfois les ranime

dire que le fleuve
change toujours les rives

que la lumière change

que ce qui vient
dans les yeux change

le dire et le voir

ces angles de papier déchiré
sont ils reliques
de la monnaie des morts

des vœux ou prières
ailleurs glissés
sous une pierre

la cime
le cimetière
la crinière

du cheval d’Attila
qui traverse la page
piétine verbes et prairies

on ne sait
sait ce qui reste
dans ce qui reste

comme un visage déchiqueté
dans la disparition
d’un nuage

le vent frotte le nuancier du monde agite les variations des saisons emporte paroles de papiers relevés sismographiques de nos émois des pulsations de la terre l’intime et l’extime à la pointe du crayon chaque trace ouvre chaque dessin chaque mot chaque phrase ouvrent ouvrent opèrent opéra chant du monde du nuancier du monde les vieilles peaux flottent sous la pluie emportent les tatouages de la douleur le vent disperse le peu
peigne recoiffe les désordres des jours les désordres des nuits sasse et ressasse
ô rien basse basse continue poussière charbon de nos œuvres il n’y a que de la lumière qui tombe dans les yeux pour broder nos paupières

le vent soulève croche accroche décroche les notes du pré les herbes liées carrés épars où dansent les brins de verbes le vent psalmodie noue de petits coussins on dirait ô Soseki des oreillers d’herbes de petits haîkus glissés dans le sommeil des belles endormies
on dirait la pierre du sommeil tu poses sur elle ta nuque tu confies à ta couche le blé vert le blé verbe de la faim qui te hante la farine du silence ces grands espaces blancs qui ne sont rien pas même l’attente d’un signe
on dirait du silence qui persiste insiste résiste au grand bavardage envahissant

le vent invisible rend visible l’invisible réveille la couleur qu’il cèle
et c’est même la couleur qui nomme le vent la portée de linge au fond d’un jardin ou sur un balcon quelques chaussettes bariolées qui dansent sur un étendoir chaussettes en couple chaussettes orphelines bas qui ont la nostalgie des jambes de la marche sur les sentes étroites
au bord au bout du monde
le vent contourne les formes caresse la canopée passe sa main d’inexistence entre les branches ou creuse voluptueusement les sillons où croissent et girent les tournesols
le vent ne refuse rien aucune étreinte aucun geste aucune indiscrétion il écourte les nuits d’insomnie enclot déclot le temps l’espace joue et déjoue les formes instables dans lesquelles nous croyons tenir

(foisons de frêles filipendules qui frissonnent quand le foehn les frôle fenaison d’après fournaise fin d’été avant retour des frimas fragiles froissement des feuilles entre lesquelles fil à fil tisse sans frémir l’araignée son vitrail infiniment vide folle avoine filature des fleurs de lin fracas des vents
que faire des vents affamés voraces qui enfourchent fièrement les fougueuses juments à robe fauve et filent comme des flèches vers les cibles du temps
que faire dis-je des fresques fissurées rides des ans failles fractures rides des âges crevasses fâcheuses fentes où prolifèrent infailliblement ces organismes dévastateurs qui feront fi de toute matière et finiront par effacer jusqu’aux premières ébauches premières traces laissées par les sinopie )

la peinture toujours est l’histoire des restes

ange de papier
la tête repose
sur un coussin d’herbe

que sait-on des rêves
et de l’encépalo-
gramme qui
les enregistra

qui sait où sont rangées
les ailes-éventails
qui soufflent les poèmes

ange de papier ange
de pierre taillée

ange plié
sous les gisants

au bout de quelle plume
s’est commencé
le dessin

dans la tache de quelle encre

de quelle nuit graphite
s’élève l’expression
indécise

de nos douleurs

ce qui est toujours est
déchiré

division multiplication
des cellules

quand la ligne se brise
quand la phrase défaille
quand le silence creuse
divise
les durées sonores

quelque chose alors
peut commencer
quelque chose peut
balbutier et vivre

j’écoute
les battements du cœur

langue

cartographie langues

des ponts des bâtisseurs de ponts

d’une rive à l’autre

langues sur lagunes

les passeurs demandent
l’obole

ou vous jettent dans l’eau noire

langues

chi parla chi dice und
was sagst du

je ne te comprends pas

je t’accueille mais je
ne te comprends pas

hiéroglyphes please

Au lieu rouge

Jacques Moulin, été 2018

C’est une pièce une cellule un coin de chambre un cabanon un fond de boîte un bout de carton.
Carton rouge et tracés crus. On y accueille un passage de vent. L’espace est saisi par un mouvement de lanières venues se tordre aux flux. Un vent d’architecture fait danser les matières. Lanières ou bien segments de cerf volants. Lassos ou copeaux. Câbles ou ; méridiens échappés de la boule pour se rencogner au carré. Carrelet prend filet et filet pend à la charpente du carré qui s’étonne de tant de grâce en ses angles. Filet danse dans les angles.

C’est un reste d’étal. Y tremblent encore quelques découpures de dragons. Écharpes élingues ou dragonnes dansent au vent. Un contenu de boîtes magiques pour facéties de figures sous l’emprise d’un vent – un vent de lœss rouge – venu mourir aux angles.

C’est un tableautin de griffures. Une radiographie atomisée : fibre de muscles filaments de nerfs. Flagelles de moelle osseuse. Rien ne tient. Rien ne se cantonne aux angles.

C’est dans un coin. Une lumière rouge accuse les bouches venues se dévider jusqu’à buter contre les angles.

C’est une alcôve. On y entre à pas feutrés le cœur battant – pulsations sismographiques. Rien ne déchire le silence hormis ce rouge marouflé qui diffuse. Les bras des amants tanguent. Bravent l’espace. Se taisent dans les angles.

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C’est un temps de caverne qui fouette nos parois rétiniennes. Un lacis de signes déchire la nuit des souvenirs. Rondes sauvagines et cornes affichées. La caverne tue le temps. On cale nos corps aux angles.

C’est un débarras ou une dépense. Les toiles d’araignées prolifèrent incisent le vide à la recherche des angles.

C’est un cabinet de travail pour gens de cirque. Un seul coup de fouet a embrasé l’espace. Ça sent le fauve et l’éléphant – l’éléphant ne tient pas magasin de porcelaine. Il aime l’entrepôt et l’agitation des filins sous les portiques les jeux de salamandre atour des peaux et des poils. Le fouet cherche l’arc saillant dans chaque angle.

C’est dans un train. Tout un jeu de rails éclatés saute aux yeux. Le train tourne en rond. Le regard est conduit loin des angles.

C’est un chantier. Formes érigées segments dégrossis lignes en suspens. Ça sent la peinture fraîche et le torchis. Une voix rauque vient des angles.

C’est un écran. Un écran d’angle. Le film saute. Les images s’effilochent – lanières de pellicule crevant l’écran à la recherche de volumes. Volumes s’affranchissant des angles.

C’est un enclos brisé. Les feuilles d’automne balayées par un vent rouge dessinent des cerceaux de hasard. Le vent distend retient élance élague étrangle relâche libère. On reconnaît un ovale de visage un turban effilé et cet appel du puits avec effet de margelle pour adoucir les angles.

C’est un angle de vestiaire ou de mansarde. S’y agitent lambeaux de tissus bribes de vêtements ou copeaux de dentelles déchirées après les effleurements. L’espace est de braise puis le vent des lanières se dépose. La cabane s’estompe. L’architecture passe la main. Les angles abattent leurs cartes pour une hésitation de table. On finira bien par échanger suspendre nos silences. On finira bien par rompre en compagnons de tables -le pain sans doute. La tablée appelle ce geste. Un geste élancé de lanières tendres flottant sur l’assemblée. Danser en rond ou en carré comme on fait au-dessus des marelles pour atteindre le ciel. Un ange passe à l’angle.

http://www.m-e-l.fr/jacques-moulin,ec,1014
– in Au lieu rouge
Multiple. Dépôt légal février 2019

Fenêtres à noeuds

Ludovic Degroote, février 2017

Flux reflux de lumière qui se plie et se déplie dans
les bâches – pièces d’eau fixes en attente de la marée –
sortes de plages inversées où s’enfonce le moindre
élément, parce qu’il cherche son corps.
Poussée d’Archimède : tout corps existe parce qu’il
se touche en se poussant contre un autre .
Qu’importe que ce soit dur ou mou.

Mon œil s’est fait corps – je regarde avec l’un et l’autre.
Parfois, l’enveloppe se met à nu et travaille la couleur
des corps sous celle de la peau. Il n’y en a jamais
une seule, le geste la produit, l’œil la nuance. Ce qui
flotte prend d’autres couleurs – gris bleu blanc rose
beige brun - et d’autres formes - arête tordue, pli,
froissement, des nœuds comme on en a dans la vie
et le ventre, puisque nous aussi nous changeons de
forme de de couleur.

Le désordre des corps se tient comme il peut dans
ses intérieurs. Matière ouverte et fermée, il semble
parfois se recouvrir d’un autre corps qui en distribuerait
autrement les vides et les pleins, donnant alors à son
Propre espace la possibilité de se déplacer.

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La vie : du temps accumulé, avec ses arêtes bandées
comme des momies. Parfois, on emboîte les vides
et cela nous donne quand même l’impression d’être
présent, sans qu’on sache bien à quoi.
Les accumuler serait peut-être une façon de vouloir
agencer le chaos, sans plus de lien symbolique avec
l’origine – même sous une membrane à la lumière
utérine – qu’avec la fin.
D’ailleurs, ce désordre lui-même peut se désordonner
pour se construire autrement. La vie, en somme.

Placées côte à côte, des formes identiques se montrent singulières.
Le même vide dedans – la vie fait son tas.
Tuer le temps pour prouver qu’il existe. Il se fiche de
ce que nous vivons, caisses de résonance, alvéoles acoustiques.
J’ignore si l’addition de vides en fabrique un d’une forme
différente. Sauf pour nous.

Fenêtres à nœuds : ouvertes sur un mur lui-même
fait de fenêtres – on ne voit pas ce qu’on peut par
impuissance : ce qui est regardé ouvre chaque œil
différemment. C’est plus net avec de la matière
humaine. Ce qui est le cas des fenêtres à nœuds.

Accumuler. La masse. La masse d’un corps. La masse
émergée d’un corps. La masse émergée d’un corps qui
se déploie. La masse émergée d’un corps qui se déploie
dans un espace. La masse émergée d’un corps qui se
déploie dans un espace où il cherche à respirer.

On tient debout comme on peut, en se serrant contre
d’autres corps serrés – sol, mur, volume, ou même en
suspension, parce que la vie elle-même paraît parfois
suspendue. Là, une boîte, seule, rappelle ce que
l’accumulation pouvait faire oublier et disparaître.
Elle prend l’air. Elle sort de ce qui l’étouffe pour étouffer
autrement dans sa solitude.
À moins que ce soit sa solitude qui lui donne de l’air.

Il n’y a pas de peau transparente. Ça n’empêche qu’elle
donne à voir. Deux fois : elle-même et dessous.
Explorations de soi. Paul Valéry : « Ce qu’il y a de plus
profond dans l’homme, c’est la peau ».
Jean-Louis Giovannoni : « La peau, c’est déjà l’intime ».

Corps déformé – le temps le plie- le temps qu’il sèche
- pour s’atteindre – comme nous – aller dedans, mais
sans savoir où. Peut-être même que cette déformation
de ce qui est permet de mieux tenir droit, comme
un détour peut sembler plus direct, non à cause du but
mais de ce que son déploiement nous apportera.

C’est pourquoi le geste de l’artiste est supérieur à la
pensée parce qu’il permet d’aller à l’intérieur d’une
pensée que je ne peux pas penser.

https://www.editionsunes.fr/catalogue/ludovic-degroote/

- in ChaosCarton, Christine Delbecq, Ludovic Degroote
Multiple. Dépôt légal juin 2017.

Vous êtes comme arrachés

Cécile Guivarch pour des Pieds, été 2015

Vous êtes comme arrachés
Nous avons quitté vos terres

Comment revenir à vous
Maintenant que nous sommes perdus
Que nos langues ne vous disent rien non plus

Je marche avec vos empreintes
Le sol est dur
Vous l’avez tant foulé

Ce sont tous vos pieds qui s’agitent devant moi
Vos cors vos callosités vos peaux usées autant que vos mains

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Vous alliez par les chemins
Vous alliez et au bout vous vous retourniez
Vous reveniez toujours au point où vous étiez nés

À votre mort vos pieds se tournaient vers le ciel
Et nous marchons dessus parfois

Qu’est-ce qui nous relie ensemble
Simples nœuds ou amoncellement
Nous avons en nous tous nos fils
Comme pour nous tenir debout

À rassembler autant vos pieds
Je vous entends marcher

http://terreaciel.free.fr/poetes/guivarch.htm
http://terreaciel.free.fr/paysages/troisarts.htm

C’est quoi ça ?

Collégiens de l’Académie Dunton, Montréal, novembre 2013

1/

C’est quoi ça ? c’est quoi ?
Ça ressemble à rien : ça veut dire quelque chose ?
Et je dois répondre ? Mais comment je vais comprendre ?

Mais pourquoi t’as fait ça ?
Comment tu as fait ? Combien de temps t’as mis ?
Et à quoi t’as pensé ?

Tu me dis que c’est une lettre, moi j’ai pas vu de lettres.
C’en est une ? Très différente ?
T’as essayé de nous dire quoi ?

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2/

Pourquoi c’est en tissu ? C’est le déchirement d’une vie ?

Le premier tissu est usé, il a plein de trous : c’est ta vie en France ?
Et le deuxième est plus neuf, il y a moins de détails :
c’est parce que t’es arrivée au Québec !
Curiosité.
C’est : des hiéroglyphes, du chinois, des lunettes, des corn flakes,
c’est : la pluie, un village enchanté, une chambre en désordre.
Un tablier, un travail que j’ai fait en primaire,
le tissu de Coco Chanel dans son défilé .
Un capteur de rêves,
l’hiver blanc et flou.
Une plante grimpante, la vigne vierge le long d’un mur.
Une rivière avec plein de roches,

Tu nous parles alors. Tu cherches une réponse.
On peut écrire des choses, et les autres ils nous comprennent, ou non.
Tu veux dire quelque chose : on doit être attentifs.

3/

Mais si c’est pas un code, comment deviner, et comment répondre alors ?
C’est une farce !

C’est pas une écriture : la vraie écriture est lisible, pas celle-ci.
J’la connais pas cette écriture.

Moi je crois que ce sont des mots :
les bouts de tissu avec des espaces, les trous, ça fait bien comme des phrases.
Les formes remplacent les lettres. C’est une lettre, mais à motifs.

C’est des idées. Reliées par les lignes.
Les fils c’est pour transporter les idées.
Les lettres sont connectées.
Chaque mot dépend des autres.

Ça se plie, ça rentre dans une enveloppe. C’est écrit de gauche à droite.
Et puis y a plein de mots, et même ta signature.

J’ai rien compris depuis le début. Tu caches des mots qu’on ne sait pas.
Un message que tu essaies de faire connaître
sans même savoir vraiment ce que tu es en train d’envoyer.

Être sourd visuellement.

C’est comme un immigrant qui essaye de lire
et d’apprendre une langue inconnue ? Après on y arrive ?

C’est une écriture à découvrir et à apprendre.
Un tissu avec les marques de quelque chose qui s’est passé.

Une lettre à décrocher.

*Recension et organisation de toutes les réponses des collégiens aux questions posées par Maude Bellehumeur, leur professeure d’arts plastiques, pendant ma résidence à l’Académie Dunton, dans le cadre des échanges croisés C2Sarts Montréal et Centre d’art de L’Yonne.

cf L’échange, lettres sans mots.

Je suis en chantier, je suis un vaste chantier

Journal d’archéologie, Mijo Leblanc, 2008

1er jour

S’il s’agit d’une écriture (et je penche sérieusement pour cette hypothèse), elle est relativement serrée. Certaines lettres (idéogrammes ?) s’échappent, glissent, et coulent vers le bas du parchemin. L’auteur (dois-je dire « moi » ?) aurait posé son alphabet comme on sème des petits cailloux blancs. Plutôt rangés, ordonnés. En lignes. Des pages d’écriture, il me semble, rédigées cependant dans une évidente impatience, une précipitation, une fougue…Journal intime ? Correspondance ?
Les textes sont par endroits effacés, ou recouverts. Tronqués parfois. Ou devinés par transparence.

2ème jour

Après analyse, le support s’avère être du tissu. Mais du tissu humain que l’auteur (j’ai de la peine à dire « je ») aurait sans doute arraché à lui-même par endroits. L’évocation de ces déchirements me procure un relent de douleurs quelque part à l’intérieur de moi, ce qui confirmerait l’idée de tissu humain (osseux, nerveux…). Les cicatrices sont encore fraîches apparemment. Je déterminerai une date plus tard.

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3ème jour

En fait, l’écrit se trouve être pris entre deux surfaces. La partie supérieure laisse parfois entrevoir les inscriptions dessinées sur une partie intermédiaire. Comme si ce texte avait été volontairement caché. (Je pense à ces trésors que l’on dissimule sous le papier peint, derrière l’armoire, en temps de guerre…)
Les fouilles entreprises, ainsi que les extractions en pleine lumière, ont dû encore déchirer et abîmer ces rideaux que l’auteur (moi ?) avait tendus volontairement par-dessus son texte.

4ème jour

Comme tout résultat de fouille, celui-ci me laisse un goût de remord. Avais-je le droit de mettre au jour ces secrets intimes ? Même si ce sont les miens. Leur destin n’était-il pas de rester à jamais ignorés ?

7ème jour

Voilà trois jours que je me heurte à cette impossibilité de traduction du texte…Il me manque une stèle de Rosette ! Je me bats avec ces lambeaux de manuscrits, sans dénicher la moindre signification. Je ressens juste une certaine fièvre dans ce jet d’écriture. Semblable, d’ailleurs, à celle que j’éprouve à la décrypter.

8ème jour

Je me dis parfois qu’il s’agit peut-être du même texte. Repris sept fois. Mais que l’auteur cache, ou dévoile. Comme un clignotement de paupières. Paraît ou disparaît. Montre et dissimule. Hésite.
Je le relis mille fois. (Mais comment peut-on « lire » des alignements de « mots » que l’on ne comprend pas ?) Les mêmes signes me sautent aux yeux. Un refrain...Une partition… Je ne sais pas.
Et je n’ai peut-être pas porté assez d’attention aux couleurs. Le gris. Le noir. Le blanc. Elles auraient une signification…

9ème jour

L’une des pièces m’intrigue particulièrement. Grise. Le texte y est comme lavé, délavé. Effacé. Rageusement. On dirait que le texte pleure. Par morceaux (phrases ?), il devient « illisible ». Les signes ont diminué de taille et pris l’aspect de points en relief. Petits clous. Tel du Braille…Spontanément, j’ai placé cet objet en dernier dans la série.

10ème jour

J’ai décidé de tout « lire » avec les doigts. Les yeux fermés.
Du rugueux. Du tissé. Un peu de peau rêche. Des aspérités à peine perceptibles. Des petites dénivellations qui tiennent tout juste sous mon index. De l’humide séché…Un peu râpeux. Des chatouillis d’effilochés. Des répétitions de sensations. Avec des nuances de modifications.
J’ai peu à peu l’impression de mieux comprendre ce qui se déroule ici. Le courant passe.

11ème jour

Brutalement, aujourd’hui, j’ai décidé d’abandonner ces manuscrits et je me remets à mes ratissages, forages et carottages, ailleurs, dans mes cavités souterraines. Je ne sais d’où me vient cette urgence…Hier soir, j’ai soudain réalisé qu’il s’agissait peut-être de lettres d’amour. Et à cette pensée, est monté dans ma gorge un gros sanglot d’enfant.
Des lettres d’amour qui seraient restées lettres mortes.
J’ai placé les manuscrits dans ces grandes boîtes-sarcophages où je conserve toutes mes découvertes et je les ai stockés dans les réserves de mon musée intime.

Mijo Leblanc Blogueuse. http://www.doudonleblog.fr